mercredi 16 janvier 2013

Un peu de lecture: Errico Malatesta - L'organisation

Errico Malatesta - L'organisation

- I -
L'organisation principe
et condition de la vie sociale


Il y a des années que l'on discute beaucoup parmi les anarchistes de cette question. Et comme il arrive souvent lorsqu'on discute passionnément à la recherche de la vérité, on se pique ensuite d'avoir raison. Lorsque les discutions théoriques ne sont que des tentatives pour justifier une conduite inspirée par d'autres motifs, il se produit une grande confusion d'idées et de mots.
Rappelons au passage, surtout pour nous en débarrasser, les simples questions de mots, qui ont parfois atteint les sommets du ridicule, comme par exemple : "Nous ne voulons pas l'organisation, mais l'harmonisation", "Nous sommes opposés à l'association, mais nous l'admettons", "Nous ne voulons pas de secrétaire ou de caissier, parce que c'est une signe d'autoritarisme, mais nous chargeons un camarade de s'occuper du courrier et un autre de l'argent" ; et passons à la discussion sérieuse.
Si nous ne pouvons nous mettre d'accord, tâchons au moins de nous comprendre.
Et avant tout distinguons, puisque la question est triple : l'organisation en général comme principe et condition de la vie sociale ; l'organisation du mouvement anarchiste et l'organisation des forces populaires et en particulier celle des masses ouvrières pour résister au gouvernement et au capitalisme.
Le besoin de l'organisation dans la vie sociale - je dirai qu'organisation et société sont presque synonymes - est une chose si évidente que l'on a de la peine à croire qu'elle ait pu être niée.
Pour nous en rendre compte, il faut rappeler quelle est la fonction spécifique, caractéristique du mouvement anarchiste, et comment les hommes et les partis sont sujets à se laisser absorber par la question qui les regarde le plus directement, en oubliant tout ce qui s'y rattache, en donnant plus d'importance à la forme qu'à la substance et enfin en ne voyant les choses que d'un côté en ne distinguant plus la juste notion de la réalité.
Le mouvement anarchiste a débuté comme une réaction contre l'autoritarisme dominant dans la société, de même que tous les partis et les organisations ouvrières, et s'est accentué au fur et à mesure de toutes les révoltes contre les tendances autoritaires et centralistes.
Il était donc naturel que de nombreux anarchistes soient comme hypnotisés par cette lutte contre l'autorité et qu'ils combattent, pour contrecarrer l'influence de l'éducation autoritaire, tant l'autorité que l'organisation, dont elle est l'âme.
En vérité cette fixation est arrivée au point de faire soutenir des choses vraiment incroyables. On a combattu toute sorte de coopération et d'accord, parce que l'association est l'antithèse de l'anarchie. On affirme que sans accords, sans obligations réciproques, chacun faisant ce qui lui passe par la tête sans même s'informer de ce que font les autres, tout serait spontanément en harmonie : qu'anarchie signifie que chacun doit se suffire à lui-même et faire lui-même tout ce dont il a envie, sans échange et sans travail en association. Ainsi les chemins de fer pouvaient fonctionner très bien sans organisation, comme cela se passait en Angleterre (!). La poste n'était pas nécessaire : quelqu'un de Paris, qui voulait écrire une lettre à Pétersbourg... pouvait la porter lui-même (!!), etc.
On dira que ce ne sont là que des bêtises, dont il ne vaut pas la peine de discuter. Oui, mais ces bêtises ont été dites, propagées : elles ont été accueillies par une grande partie des gens comme l'expression authentique des idées anarchistes. Elles servent toujours comme armes de combat des adversaires, bourgeois et non-bourgeois, qui veulent remporter sur nous une facile victoire. Et puis, ces "bêtises" ne manquent pas de valeur, en tant qu'elles sont la conséquence logique de certaines prémisses et qu'elles peuvent servir de preuve expérimentale de la vérité ou du moins de ces prémisses.
Quelques individus, d'esprit limité pourvus d'un esprit logique puissant, quand ils ont accepté des prémisses en tirent toutes les conséquences jusqu'au bout, et, si la logique le veut ainsi, arrivent sans se démonter aux plus grandes absurdités, à la négation des faits les plus évidents. Mais il y en a d'autres plus cultivés et d'esprit plus large, qui trouvent toujours moyen d'arriver à des conclusions plus ou moins raisonnables, même au prix d'entorses à la logique. Pour eux, les erreurs théoriques ont peu ou aucune influence sur la conduite pratique. Mais en somme, jusqu'à ce qu'on n'ait pas renoncé à certaines erreurs fondamentales, on est toujours menacé de syllogismes à outrance, et on revient toujours au début.
Et l'erreur fondamentale des anarchistes adversaires de l'organisation est de croire qu'il n'y a pas de possibilité d'organisation sans autorité. Et une fois cette hypothèse admise, ils préfèrent renoncer à toute organisation, plutôt qu'accepter le minimum d'autorité.
Maintenant que l'organisation, c'est-à-dire l'association dans un but déterminé et avec les formes et les moyens nécessaires pour poursuivre ce but, soit nécessaire à la vie sociale, c'est une évidence pour nous. L'homme isolé ne peut même pas vivre comme un animal : il est impuissant (sauf dans les régions tropicales et lorsque la population est très dispersée) et ne peut se procurer sa nourriture ; il est incapable, sans exception, d'avoir une vie supérieure à celle des animaux. Par conséquent il est obligé de s'unir à d'autres hommes, comme l'évolution antérieure des espèces le montre, et il doit soit subir la volonté des autres (l'esclavage), soit imposer sa volonté aux autres (autoritarisme), soit vivre avec les autres en fraternel accord pour le plus grand bien de tous (association). Nul ne peut échapper à cette nécessité. Les anti-organisateurs les plus effrénés subissent non seulement l'organisation générale de la société où ils vivent, mais également dans leurs actes, leur révolte contre l'organisation, ils s'unissent, se divisent la tâche, s'organisent avec ceux qui partagent leurs idées, en utilisant les moyens que la société met à leur disposition ; à condition que ce soient des faits réels et non de vagues aspirations platoniques.
Anarchie signifie société organisée sans autorité, en comprenant autorité comme la faculté d'imposer sa volonté. Cela veut dire aussi le fait inévitable et bénéfique que celui qui comprend mieux et sait faire une chose, réussit à faire accepter plus facilement son opinion. Il sert de guide, pour cette chose, aux moins capables que lui.
Selon nous l'autorité n'est non seulement pas nécessaire à l'organisation sociale, mais loin de l'aider elle vit en parasite, gêne l'évolution et profite à une classe donnée qui exploite et opprime les autres. Tant que dans une collectivité il y a harmonie d'intérêts, que personne ne peut frustrer les autres, il n'y a pas trace d'autorité. Elle apparaît avec la lutte intestine, la division en vainqueurs et vaincus, les plus forts confirmant leur victoire.
Nous avons cette opinion et c'est pourquoi nous sommes anarchistes, dans le cas contraire, affirmant qu'il ne peut y avoir d'organisation sans autorité, nous serons autoritaires. Mais nous préférons encore l'autorité qui gêne et attriste la vie, à la désorganisation qui la rend impossible.
Du reste, ce que nous serons nous importe peu. S'il est vrai que le machiniste et le chef de train et le chef de service doivent forcément avoir de l'autorité, ainsi que les camarades qui font pour tous un travail déterminé, les gens aimeront toujours mieux subir leur autorité plutôt que de voyager à pied. Si les P.T.T. n'étaient que cette autorité, tout homme sain d'esprit l'accepterait plutôt que de porter lui-même ses lettres. Si on refuse cela, l'anarchie restera le rêve de quelques-uns et ne se réalisera jamais.

Lecture en ligne :  http://kropot.free.fr/Malatesta-organisation.htm

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