samedi 6 juillet 2013

Faire barrage à l’extrême droite



Un article du Monde Libertaire n°1713: http://www.monde-libertaire.fr/antifascisme/16544-faire-barrage-a-lextreme-droite


Aujourd’hui Ayoub n’est pas différent de Price et Rainey. Son assurance il la tient de ce qu’une grande partie de la France lui ressemble. Il ne la tient pas seulement de gens ordinaires, mais aussi du pouvoir. Il n’y a jamais eu de seuil de tolérance à l’imposture, toute objection en est une autre. C’est pourquoi, bien que répugnant à l’ampliation à propos d’un homme, qui de toute évidence, exerce son mépris sur chacun, la régularité maniaque de son entreprise « à nier ce qui est et à expliquer ce qui n’est pas » réclamait des réponses fermes et proportionnelles à la répugnance qu’inspire, aux uns, le personnage, ou à la rhétorique de falsification des raisonnements à laquelle les autres sont poreux.
Les règles de la communication l’autorisent à tous les sophismes et figures récurrentes du règne médiatique et publicitaire, le visage de la duplicité est diffusé sur les écrans avec une égale complaisance. Les médias c’est précisément le règne du sophisme et de toutes les tromperies de l’image. Ces médias qui n’ont cessé d’alimenter la guerre sociale entre les opprimés.
L’extrême droite prétend être victime des médias alors qu’elle y est largement diffusée. Cette ambiguïté que cultive l’extrême droite, elle le fait avec le concours des médiatiques. Si l’extrême droite prétend se situer hors du système, elle en est, en fait, à une autre latitude.
Par exemple, pour le seul mois de janvier de l’année 200, voir sur le site du FN, l’agenda des seuls Marine et Jean-Marie Le Pen. En 2007 les chaînes d’informations qui diffusent en continu des débats politiques auxquels elles invitent régulièrement des personnalités, n’étaient pas si nombreuses qu’aujourd’hui.
Le 8 janvier : Marine Le Pen sera l’invitée sur France 2 de l’émission « Mots Croisés ». Le 9 janvier : Jean-Marie Le Pen sera l’invité de France Info. Le 10 janvier : Jean-Marie Le Pen est l’invité de France Bleu. Le 12 janvier : Marine Le Pen sera l’invitée de l’émission « Sur un air de campagne ». Le 13 janvier : l’émission « Chez F.O.G. » prévue sur France 5 et TV5 Monde avec pour invité Jean-Marie Le Pen est reportée à une date ultérieure. Le 15 janvier : Jean-Marie Le Pen est l’invité de Radio Courtoisie. Le 18 janvier : Jean-Marie Le Pen est l’invité de France Culture. Le 20 janvier : Jean-Marie Le Pen est l’invité de l’émission « La voix est libre » sur France 3 Paris-Île-de-France-Centre. Le 24 janvier : sur France 24, Jean-Marie Le Pen est l’invité de Roselyne Febvre.

La responsabilité des acteurs politiques

Si le FN se trouve bien au cœur du système, il obtient également l’assentiment de toute la classe politique puisque depuis une vingtaine d’années, les politiques d’extrême droite ont été largement relayées par l’UMP et le PS. L’omnipotence des politiques sécuritaires et les expulsions figurent au centre de l’idéologie de tous les partis au détriment des avancées sociales. L’extrême droite a gagné en même temps qu’une légitimité, le combat sur le terrain politique.
Cette assurance et cette arrogance viennent de là. La responsabilité des crimes, y compris celui de Clément Méric, est partagée entre tous les acteurs du pouvoir politique : « Chacun des partenaires connaissant bien l’autre, ils trichent et s’en accusent à grandes triches actionnelles. Mais ils espèrent encore tricher en commun […] pour maintenir l’essentiel du capitalisme s’ils n’arrivent pas à en sauver les détails » (Guy Debord).
Preuves de l’implication du FN : le Club de l’Horloge comprend une centaine de membres. La majorité issus de Polytechnique et de l’ENA, cadres et hauts fonctionnaires. Ce club est un pont influent entre l’extrême droite et la droite libérale. La plupart des membres sont encartés au FN. Dans une longue lettre adressée, le 4 avril 2002, à son président Henry de Lesquen, lettre signée par Jacques Chirac, on peut lire en introduction : « Vous avez bien voulu me faire part de votre inquiétude face au fléau de l’insécurité qui menace notre pacte social ainsi que de votre souhait de voir réformer la loi présomption d’innocence par une droite unie aux prochaines élections présidentielles et législatives. » S’en suivent des explications précises sur les orientations sécuritaires du pays pour les années à venir. Le Club de l’Horloge est influent, le FN a toujours été porteur d’inflexions sécuritaires, les gouvernements et les médias ont abondé dans ce sens. Les victimes de la police sont aussi celles du FN. Ce système sécuritaire de surveillance pourtant décrié par Alain Soral, au moment où il soutenait la candidature FN, est un bloc qui comprend toutes les tendances de la démocratie parlementaire.

L’extrême droite et le FN impliqués

Avec maîtrise on aura ignoré l’influence du FN et du Club de l’Horloge dans le gouvernement du pays, et tout de suite après on en aura oublié ses conséquences. À savoir que l’insécurité sociale, matérielle et morale qui précède l’insécurité physique a été propagée par toutes les tendances politiques qui réclamaient une politique sécuritaire. Mais il est vrai, ils ont obtenu une politique sécuritaire raciste.
Le FN a été le grand promoteur du spectacle de « La France aux français ». Les gouvernements lui ont emboîté le pas. Pour la seule année 2006, 23 000 expulsions et reconduites à la frontière ont été exécutées. Les années suivantes ça n’a fait que croître.
Comment un parti (le FN) qui fait son fonds de commerce d’une insécurité directement corrélée à la misère pourrait-il prétendre être hors du système ? Il en vit. C’est la source principale de ses profits. Le FN n’envisage pas de supprimer la misère, mais peut-être bien les miséreux. Pour preuve Alain Soral, évoquant « la France sérieuse », parle des ouvriers et des salariés. Il n’avait aucun mot pour les obligés du système. Cette omission n’en est pas une. C’est sciemment, au cœur de la stratégie du FN, que perdure la chaîne des profits qu’on tire directement d’une misère à laquelle attribuer tous les maux. Mais aussi du PS et de l’UMP car de tout bord qu’on se situe on engrange des bénéfices sur la misère et la sécurité. Quand on n’en tire pas le plus directement avantage par le chantage à l’ordre, la gestion de plusieurs services carcéraux échue entre les mains d’entreprises privées, il est de premier intérêt pour ces puissantes sociétés et ceux qu’elles financent, de manière si peu occulte, de ménager leur profit.

À la remorque du pouvoir, les incidences quotidiennes
Aucun procès n’établira jamais l’incidence de quelques événements, de toute apparence mineurs, antérieurement survenus. Incidents à l’examen desquels la responsabilité d’un crime est partagée entre celui qui porte le coup fatal et ceux qui, par leurs propos et leurs actes, ont concouru à décupler ou à révéler la rage meurtrière de leur auteur. Il y a l’implication directe des acteurs du pouvoir, c’est-à-dire de ceux qui peuvent agir favorablement en faveur de la justice sociale et qui contribuent pourtant à la guerre sociale : en propageant terreur, obscénité et confusion médiatiques, crétinisation, culte de l’argent et disparités sociales sans cesse accrues.
Il y a la soumission des sujets à l’idéologie régnante qui en fait de mauvais hommes dans une société mauvaise. Quelle incidence aurait pu avoir, sur la détermination folle du meurtrier, dans les jours qui ont précédé le crime, des obstacles de la bureaucratie, une entourloupe commerciale, la trahison d’un ami motivée par la cupidité ? Le matin du drame, un homme aux abois, peut-être tiraillé par des problèmes d’argent, qui se heurte à une administration sourde, à une note d’électricité dont le montant exorbitant ne semble pas se justifier, un commerçant mal intentionné qui vole, un copain qui triche pour une poignée d’euros.
Dans L’Automne allemand, Stig Dagerman évoque la personnalité d’un inculpé dans un des procès de dénazification qui ont cours après-guerre. Un inculpé dont les exactions dans les camps n’étaient initialement pas motivées par la haine raciale mais par l’ambition ordinaire d’un homme ordinaire. Avant-guerre, cet homme était un socialiste pur jus, un homme de gauche qui nourrissait le rêve de devenir instituteur. C’est pour accéder à son rêve qu’il rejoint le Parti national-socialiste. Le meurtrier de Clément Méric était lui probablement mû par la haine raciale et politique. Mais les professionnels de cette société qui ont pu, les jours précédents, décupler et révéler sa rage meurtrière et qui étaient fonctionnaires, employés d’une entreprise commerciale ou cadres qui l’ont précipité dans les arcanes des obstacles bureaucratiques et du vol permanent, qui étaient-ils ? Des employés assez ambitieux pour renvoyer de service en services, comme une balle, un homme que des radars, des factures, des découverts, une pension inquiétaient ?
Si j’ai pu, pour ma part, dans les jours qui précédaient le crime, tenir des propos méprisants, sur des réseaux sociaux, à l’égard d’internautes anonymes qui exprimaient ouvertement leur haine raciale, alors je pourrais avoir entraîné un de ces fascistes à commettre un acte violent.

Les compromissions et les omissions des intellectuels
Dans les périodes anté-spectaculaires, le rôle de l’intellectuel était de prendre assez de hauteur pour jeter sur un événement obscur la lumière d’une vérité indiscutable au regard de la logique, des évidences et du bon sens.
Aujourd’hui, on peine à comprendre le sens de l’intervention d’Erwan Lecœur, spécialiste médiatique du FN : « Le lepénisme est une façon de parler commune à l’UMP. » Cette approche philologique ne résiste pourtant pas à l’examen des faits. À moins que les médias, où Erwan Lecœur se produit quelquefois, mentent de façon éhontée, j’ai le vague souvenir d’avoir entendu que les expulsions se poursuivent sous la gauche et que la chasse aux Roms n'avait pas faibli. Ce que confirment les mails de RESF que je reçois régulièrement. Lorsque le philologue Victor Klemperer a conçu son LTI 1, il n’a pourtant pas séparé l’étude de la langue du IIIe Reich des faits. Tout au contraire. Je ne suis pas équilibriste, je comprends mal. S’il y a une recette d’acrobaties intellectuelles qu’en son temps Debord appelait « sophisme », nous sommes tout disposés à la connaître, si elle ne porte pas pour nom arrivisme, lâcheté, compromissions.
« Cette paresse du spectateur est aussi celle de n’importe quel cadre intellectuel, du spécialiste vite formé, qui essaiera dans tous les cas de cacher les étroites limites de ses connaissances par la répétition dogmatique de quelque argument d’autorité illogique. » Il n’y a eu aucun mot sur cette entreprise de crétinisation nationale et planétaire qui favorisent l’émergence du « petit homme » et la constitution de la « carapace caractérielle » autrefois pointés par Wilhelm Reich, à la veille des années ensanglantées du nazisme, avant que Reich, réfugié aux États-Unis, soit incarcéré sur ordre de la Food and Drug Administration, cette institution qui travaille pour les intérêts de Monsanto et Coca-Cola. Il meurt en prison en 1957. Les spécialistes ont dû admettre, non sans dépits, que sa mort n’était pas naturelle.
Le fascisme et l’extrême droite sont une des options du capitalisme. Option à la survenance de laquelle il travaille au moment jugé opportun.
Dans Planète malade, Guy Debord rappelle qu’en mai 1968 le taux des suicides était pratiquement tombé à zéro. En Grèce aujourd’hui il progresse de façon alarmante.
Pour le meurtre de Clément Méric rien ne vient instruire un procès national sur l’implication de l’ensemble du personnel politique, médiatique et affairiste. Aucune colonne, aucun éditorial, aucun commentaire télévisé. Le dévoiement des intellectuels arrive fort opportunément confirmer le verrouillage presque total de l’édition. « La force c’est l’ignorance » c’est un slogan de 1984 qui préfigure les sophismes et les faux-semblants qui constituent, maintenant presque totalement, le fonds de commerce des intellectuels stipendiés médiatisés. On peut affirmer, sans crainte de se fourvoyer, qu’ils vivent bien ces gens, qui n’embarrassent leur conscience d’aucune vérité… Car pour le reste, Stig Dagerman avait une formule très juste pour désigner les indignations et les hypocrisies du pouvoir et des médias après de telles tragédies, ce simulacre relève, aurait-il dit, de « la dictature du chagrin ».
Lorsque le ministre des affaires prétendument sociales, Marisol Touraine, comme avec le précédent gouvernement UMP, avance que l’espérance de vie ayant augmentée, il est normal que l’âge de la retraite intervienne plus tard, la terreur tient tout entière dans l’existence paisible de telles explications. Ce qui est omis est ce qui compte véritablement et en l’occurrence ce que la ministre a volontairement occulté : que l’espérance de vie s’est généralement accrue parce que la mortalité infantile a baissé, qu’un ouvrier a une espérance de vie de dix ans inférieure à un cadre. Si la conséquence logique de ces données incontestables, que le pouvoir sort ou occulte selon son intérêt du moment, est imparable, c’est qu’il y a dans la bouche de la ministre autant de cadavres que peut en contenir une guerre sociale et un mépris souverain de la classe dominante. Car l’imparable conséquence d’une telle mesure sera de précipiter la mort prématurée d’un nombre incalculable d’ouvriers et de pauvres avant qu’ils aient atteint l’âge de la retraite. Ce déni, ces omissions, ce mépris appartiennent à des personnalités parfaitement conscientes de leurs mensonges et ce qui peut généralement motiver un homme à mentir sciemment, dans de telles circonstances, c’est qu’il accorde plus de prix à ses privilèges déjà grands qu’à la vie de plusieurs millions de sujets qu’il opprime. Pour en arriver là, à un point terrifiant de mépris de la vie, il faut être construit sur la base d’une haine de classe profonde. C’est cette haine qui constitue les soubassements psychologiques de l’homme de pouvoir, mais elle est si bien disciplinée par une effarante batterie de faux-fuyants spectaculaires, institutionnels, financiers, économiques qui constituent autant de justifications illogiques en regard d’une morale simple, cohérente et bienveillante, qu’on dira d’un tel homme qu’il est raisonnable, qu’il agit dans l’intérêt général quand il est un criminel. La langue du pouvoir est comprise dans l’arsenal de cette haine disciplinée. Elle est parlée par l’ensemble des médiatiques, des affairistes, des acteurs du pouvoir.
Mais pour nous rien ne différencie, dans le cas présent, un ministre du meurtrier de Clément Méric. Et encore nous trouverions, éventuellement, à ce dernier, les circonstances atténuantes, qu’en pareil cas, on trouve à un demeuré qui appartient à une classe opprimée et qui, à ce titre, souffre d’une haine qui se trompe de cible. Nous n’en trouverions aucune pour un ministre qui n’agit sous l’emprise d’aucune folle impulsion mais qui au contraire fait valoir les efforts de toute une vie à l’anéantissement de millions d’autres vies.
Dans la volumineuse biographie qu’il consacre à Orwell, l’hagiographe Bernard Crick note que Richard Blair (le père d’Orwell) a pris sa retraite à 55 ans, en 1930. Il ajoute qu’alors, en Angleterre, les salaires étaient de 100 livres pour les ouvriers et les employés, 280 pour les patrons, 300 livres pour les professions libérales les mieux payées.

Alors quels progrès ?
Une retraite à 65 ans, à 67 ans et quel rapport entre les revenus d’un allocataire RSA, le titulaire d’un de ces nombreux contrats précaires, un salarié payé au SMIC avec l’incroyable manne qui tombe mensuellement dans les mains du footballeur Franck Ribéry (850 000 euros ! Un footballeur !). Sans parler des traders, des grands patrons.
Si la société du père d’Orwell s’appelait démocratie, à quel détail superflu tiendrait le maintien du mot démocratie pour la société d’aujourd’hui ? Au fait que les sujets payent pour être mesquinement et constamment surveillés sur internet et sur un téléphone portable ? Si vous considérez que mener des combats minimalistes, dans le sillage de syndicats liés à l’État, nous vaut une retraite à 67 ans et des disparités extraordinaires, que c’est une victoire, soit. Si vous considérez maintenant qu’un refus tranché et révolutionnaire a mené à une parenthèse enchantée, qu’elle a débordé sur plus de bienfaits tout au long des années soixante-dix, et qu’alors on vivait certainement mieux, vous serez obligé d’admettre que la posture révolutionnaire est plus efficace que le suivisme bêta d’aujourd’hui.
Pour ceux qui objecteraient avec fatalisme qu’il n’y a rien à faire, Toulouse-la-rose rappelle : « Après la libération du pays, les FTP ont accepté de déposer les armes "pour mieux" soutenir les négociations avec un patronat qui avait été collaborationniste à 90 % et qui, trop heureux sans doute d’échapper à l’épuration qu’il méritait, se fit une joie de nous offrir la sécurité sociale et la retraite. (Revenant sur ces cocasses événements, un de ces négociateurs, Kriegel-Valrimont en l’occurrence, expliquera en 2007 à l’animateur culturel Frédéric Bonnaud, dans son émission d’alors Charivari, qu’à la Libération, la situation économique de la France était vingt fois pire que celle d’aujourd’hui, et que cela n’avait pas empêché le patronat de "tout" lâcher, ce qui amusait encore passablement le vieil homme). »

Régis Duffour

1. Viktor Klemperer, Lingua Tertii Imperii : Notizbuch eines Philologen (Langue du Troisième Reich : carnet d’un philologue), 1947. (Ndlr.)

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